Le personnage de Lucien Jacques avait certainement quelque chose de magique.
Doté d’un physique fluet et d’une santé fragile (sévices de 14-18), il se para très tôt de moustaches, mèche et béret qui devinrent ses attributs permanents. Sa démarche dansante, ses yeux francs et souvent malicieux attiraient le regard. Il émanait de lui quelque chose de particulier qui intriguait, puis séduisait ceux qui l’approchaient. Sa grande soif de liberté n’empêcha point la solidité et la profondeur de ses amitiés. Que ce soit à Paris, en Provence, en Bretagne, en Lorraine, à Londres, en Belgique, en Suisse ou en Italie, partout des amis étaient prêts à l’accueillir, l’héberger, le choyer, car pour tous, sa présence était la garantie de moments de bonheur. La luminosité et la simplicité de ses aquarelles en ont fait, comme l’a dit Prévert : « Lucien Jacques, peut-être le dernier aquarelliste mais sans aucun doute le meilleur, sinon le premier.
Que l’on parlât littérature, poésie, musique ou peinture, même jardinage ou bricolage et cuisine, Lucien ouvrait un monde poétique qui émerveillait son auditoire.
Son horreur de la guerre était touchante. Il savait que cette absurdité provoquait des dérives dans le comportement humain, mais son extrême bonté lui faisait pardonner des actes qu’il exécrait. La Marche Militaire, écrite en 1956, commence par: “J’ai dû naître antimilitariste”, mais il relate ensuite les rapports privilégiés qu’il eut pendant son service militaire avec les frères de La Laurencie, officiers férus d’art. Car c’est bien l’Art, ou plutôt l’Artisanat comme il aimait à dire, qui fut sa passion perpétuelle et unique. Confection de bijoux, création de vêtements, tapisserie, danse et chorégraphie, gravure, sculpture, peinture, poésie et prose, il s’essaya à tous ces arts, souvent avec bonheur et réussite. Mais cette soif de toucher à tout l’empêcha certainement d’être reconnu.
S’il n’avait pas la formation musicale pour composer, il sentait la musique, en écoutait sans cesse et surtout savait l’expliquer et la faire aimer aux autres.
S’il appréciait les réalisations artistiques les plus diverses, il savait aussi voir la beauté d’un geste ou d’une posture. Les métiers manuels le fascinaient, admiratif devant une tâche faite avec précision et amour.
Il n’aimait pas les mondanités, les “arrivistes” de tout poil. Quand certains se glissaient dans son entourage, il restait poli mais distant, les ignorant gentiment.
CHRONOLOGIE
1891 Varennes en Argonne (Meuse)
Lucien Jacques voit le jour, le 2 octobre, au n° 28 de la rue de la Basse-Cour, en face du passage où fut arrêté Louis XVI. Son père Alphonse Jacques (1865-1941) est cordonnier, et sa mère Jeanne, née Scheck (1872-1933) tient un bureau de tabac. A sa naissance, son frère Henri à 4 ans et son frère Ernest naîtra en 1894.
Sadi Carnot est Président de la République. Varennes en Argonne, citée de 350 âmes est formée de deux parties: Varennes le haut, quartier des nobles, hobereaux, bourgeois, conservateurs, et Varennes le bas, quartier populaire. Il était resté, sans doute du temps où la Lorraine était allemande, une forte tradition du quatuor musical. Les gens se réunissaient pour jouer; l’organiste de l’église avait un grand prestige et les commentaires d’après concert étaient nombreux et passionnés. Les parents Jacques ne connaissaient rien à la grande musique mais ils chantaient souvent d’une voix fraîche et juste.
1896
Pour ne pas laisser seul à Paris leur aîné Henri qui rentre en apprentissage de joailler, la famille Jacques s’installe à Paris, rue St Charles (15°). Lucien entre à l’école primaire. Il la quittera avant le Certificat d’Études pour entrer en apprentissage chez un sertisseur de bijoux, comme son frère Henri. Ce dernier suivra des cours du soir de dessin, deviendra orfèvre, et réalisera à la fin de sa vie de magnifiques dessins de mémoire de son Varennes natal. La famille s’agrandit : Andrée en 1897, René en 1900 et Madeleine en 1903, tous nés à Varennes au domicile de la grand’mère.
1902
Son frère Henri, amateur de musique, l’emmène voir Pelléas et Mélisande de Debussy. “ Je n’ai pas compris grand chose, je ne pouvais pas sentir tout ce qu’il y avait de nouveau dans cette musique, mais ça été pour moi comme une chose religieuse, ça m’a fait le même effet qu’à l’église. D’ailleurs, le début de Pelléas, les toutes premières notes, lentes, c’est un peu comme du plain-chant.”
1905-1912
Ayant quitté la maison car son père se moque de ses engagements artistiques, Lucien vit de petits boulots (commissionnaire, écriture d’enveloppes chez un marchand de métaux). Il se rend tous les jours au Louvre. Il découvre Renoir à partir d’un tableau exposé dans la rue Lafitte, et surtout Isadora Duncan, cette danseuse américaine d’un style nouveau qui va le subjuguer. Il la dessinera dans ses représentations, sera très peu de temps son secrétaire- et sans doute amant-. Toute sa vie, il écrira sur elle, mais son projet de réaliser un livre de A à Z (Papier, texte, illustrations, impression, reliure) n’a jamais vu le jour, peut-être parce que Lucien a eu peur, ou honte, de se livrer à nu.
Il fréquente les cours de danse, tissage, gymnastique à l’ Akademia de Raymond Duncan, s’habille à la grecque et fais la connaissance de nombreux artistes et intellectuels séduits comme lui par ce renouveau hellénique.
Sa première œuvre peinte connue est un auto-portrait à l’huile de 1911, réalisé pendant les inondations de Paris, Lucien Jacques ne pouvant passer la Seine pour se rendre à son travail à Passy.
1912-1917
A l’approche de l’appel pour le service militaire, Lucien Jacques hésite beaucoup car ses tendances libertaires et anti-militaristes l’incitent à déserter. Une amie hongroise qui suit les cours de Bergson à la Sorbonne lui propose de l’accueillir à Buda comme professeur de dessin ou de français.
Après un temps de tergiversation, influencé par son frère Henri et inquiet de quitter la France pour longtemps, il décide de répondre à l’appel mais il se fixe une ligne de conduite : « Mais finalement, peu avant la réception de ma feuille d’appel, je pris la décision d’y répondre, me jurant de ne me laisser entamer en rien, de ne pas participer, de faire ce qu’il m’était arrivé de faire dans certains ateliers dont la tournure d’esprit des autres m’était étrangère mais que j’avais supportés sans souffrir, me cuirassant d’indifférence.
J’avais mes principes de vie que je m’étais forgé, de morale, et pourquoi ne pas le dire de mystique. Qui n’a les siens? Principes et autodéfense naïfs, oui, mais que je pratique encore.
La machine militaire était trop forte; ne pas la heurter de front, ne jamais dire non et n’en faire autant qu’il se pourrait, qu’à ma tête.
D’autre part un certain fatalisme me dominait: ne décider que lorsqu’on ne peut faire autrement, ne rien refuser par système, ne pas se défiler, mais non plus ne pas se laisser mouiller, se tenir en forme. On verrait bien.
Le devenir comme un gros nuage bas, sombre, opaque, bouchant tout l’horizon. S’enfoncer dans ce nuage, tacher de ne pas s’y perdre et en ressortir, et vite oublier. »
C’est au service militaire, à Saint Mihiel, qu’il rencontre Alexandre Noll qui le fait entrer dans La Musique. Un peintre nommé Henry, qui mourra à la guerre, l’initie aux grands peintres ( Van Gogh, Gauguin) et le conseille.
Passant directement du service à la guerre, il est brancardier au 161° R I et retrouve avec tristesse les paysages de son enfance, défigurés par la bêtise humaine.
Il découvre la richesse de l’amitié et de la solidarité entre les hommes, mais aussi leur bassesse et leur vénalité.
Il écrit journellement ses peines, son incompréhension, mais aussi ses joies dans les rencontres et discussions sur les arts, et transmet ses carnets à des amis.
Atteint de typhoïde, il fait un premier séjour de convalescence en Bretagne, à Guingamp, où il fait la connaissance de Georges Henri Lefort, architecte attaché à la conservation du Mont Saint Michel, et de Louis Guilloux.
Radius fracturé en 1916, après un passage à l’hôpital du Bois de Boulogne en juin, il part en convalescence à Vaison la Romaine. Il y découvre la lumière provençale et rend visite à Renoir dans sa propriété de Cagnes sur mer.
Une troisième blessure plus grave, qui fut son terrible secret toute sa vie durant (vraisemblablement perte de la virilité) entraîna sa démobilisation.
1918-1922
Il ouvre une boutique à St Germain des Prés, au 22 rue Saint Benoît à Paris, tout près du Café de Flore. Il y vend de l’artisanat varié, réalisé par lui-même ou ses amis. Il tisse, dessine, grave, écrit. En novembre 1919, il écrit un long article sur Isadora dans la revue « La Forge« .
Il travaille avec Noll, Vox, Quillivic, Daliès, et les expose dans sa boutique. Ils feront leur première exposition collective en décembre 1919.
Lucien Jacques publie ses poèmes de guerre, illustrés de bois, dans plusieurs cahiers tirés à 500 ex, à partir de novembre 1918 (« La syrinx »). Il crée ensuite les « Cahiers de l’Artisan » consacrés à un seul auteur par n°, avec un bois gravé en frontispice. Edmée Almagïa et Henri Hertz en 1920, Edouard Schneider en 21, Georges-A Masson en 22.
C’est pendant cette période à saint Germain des Prés qu’il fera la connaissance des milieux littéraires parisiens et autres (Henri Poulaille, Jean Paulhan, Louis Guilloux, Jean Guehenno, André Gide…)
En 1920, il habite quelques semaines dans l’école de danse d’Isadora Duncan et fait du secrétariat pour elle.
1922-1935
Pour des raisons de santé, il doit quitter le climat parisien, hésite entre Bretagne et Provence, et décide finalement de s’installer à Grasse, dans une magnifique demeure, hélas délabrée: »Les cyprès Saint Jean ». Il est le voisin de H.G Wells pour qui il dessinera et tissera des habits. Il fait la connaissance du poète Charles Vildrac qui a une propriété à Saint Tropez et leur complicité durera toujours.
Lucien Jacques retrouve de nombreux amis parisiens qui viennent visiter ou séjourner sur la Côte d’Azur, rencontre les milieux artistiques provençaux. Parmi eux, le pharmacien-poète Léon Franc, de Marseille, qui publie les jeunes auteurs dans une revue mensuelle: « La Criée« . Lucien Jacques accepte d’y tenir une « Chronique de l’Artisan ». Dans cette revue, il découvrira des poèmes d’un inconnu nommé Giono. Sentant un souffle nouveau et un grand talent d’imagination, dans un cadre hellénistique qu’il affectionne, Lucien Jacques écrit immédiatement à Jean Giono, d’après Franc: »un jeune employé de banque ». Leur correspondance aboutit rapidement à la publication par Lucien Jacques, dans « Les Cahiers de l’Artisan« n°8 (300 ex) du premier GIONO: c’est « Accompagnés de la flûte« , poèmes en prose, avec en frontispice un magnifique bois déjà publié mais qu’il modifie pour la circonstance. C’est le début d’une longue amitié de quarante ans.
Lucien Jacques va faire connaître sa « découverte » à ses amis parisiens, plusieurs étant engagés auprès des grands éditeurs.
En 1928, il propose « Naissance de l’Odyssée » à Grasset par l’intermédiaire de Poulaille, mais Guéhenno, qui dirige le comité de lecture, trouve que le roman « sent un peu trop le jeu littéraire » et le refuse. En 1929, il propose « Colline » qui paraîtra d’abord incomplet dans la revue Commerce de Paul Valery, puis chez Grasset. C’est le succès pour Giono qui décide de vivre de sa plume et quitte son emploi.
Lucien Jacques devient secrétaire de rédaction à « La Gazette de Cannes et de la Riviera ».
En 1931, il collabore à la revue « Nouvel âge », revue mensuelle de littérature et de culture de tendance anarchisante et pacifique, dont le rédacteur en chef est Henry Poulaille. Il fait entrer Giono à ses côtés au comité de rédaction, en compagnie d’Eugène Dabit, Lucien Gachon, Edouard Peisson et Tristan Rémy. Robert Proix en est le trésorier.
Lucien Jacques voyage beaucoup. En 24, il découvre la toscane, en allant présenter à Florence son dernier recueil de poèmes, « La Pâque dans la Grange« , édité chez Malfère à Amiens; en 33, il part en Egypte, aquarelle en remontant le Nil jusqu’à Assouan, et expose au Caire; en 35, il est à Rome et y travaille beaucoup. Il s’est lancé avec bonheur dans la fresque, après avoir vu les maîtres florentins, et en réalise plusieurs, à Antibes, à Manosque, à Saint Paul de Vence, à Nice.
Après quelques mois passés chez son ami Paul Bonfante à Vence, Lucien Jacques s’installe à Saint Paul de Vence en 1932: très vite, la population l’adopte. Il devient membre du Comité des fêtes en 1933, il se lie d’amitié avec Rose Celli, le docteur Ferrier (qui met en musique « La Complainte du Père Magloire » chanson antimilitariste) et Joan Smith( elle traduira mot à mot le Moby Dick de Melville, Lucien le mettra en forme et style, et enfin Giono apportera sa touche). Il fait régulièrement des promenades avec André Gide. Il initie un comité de soutien à Elise Freinet, institutrice à Saint Paul attaquée pour ses idées novatrices. Il écrit une série de poèmes pour les enfants, Momeries, qui sera une des premières publications des Amis du Contadour.
1936-1939 Le Contadour
A cause d’une entorse de Giono lors d’une « promenade avec un écrivain » demandée par la Fédération des Auberges de Jeunesse nouvellement crée par le Front Populaire, Le Contadour, plateau situé au dessus de Banon, dans la montagne de Lure, deviendra le rendez-vous des amateurs de l’oeuvre de Giono. La plupart sont des intellectuels, épris de Paix, de Liberté, de retour à la nature. Lucien Jacques les rejoindra dès le deuxième rendez-vous et deviendra avec Giono le pôle d’attraction, d’autant plus qu’il y séjournera davantage, n’ayant aucune contrainte familiale.
C’est lui qui lance l’idée, et qui réalisera les « Cahiers du Contadour », revue relatant les séjours successifs, donnant des textes inédits de Giono, mais aussi des poèmes, nouvelles, réflexions des contadouriens.
Inquiet de l’attitude de certains considérants Giono comme une sorte de « gourou », il les dissuade d’envoyer la proposition de candidature de ce dernier au prix Nobel.
Il publiera aux éditions du Contadour, après Momeries, ses « Carnets de Moleskine », relatant ses années de guerre, et pour lesquels Giono écrira la magnifique préface devenue « Recherche de la Pureté ».
Il est à noter que contrairement à Giono, Lucien Jacques restera toute sa vie très lié avec des amis contadouriens (Bellec, Berthoumieu, Bistesi, Campozet, Citron, Grégoire, Pellegrin, Poussot, etc).
1940-1945
Brouille avec Giono. Lucien Jacques quitte Saint Paul de Vence et vit entre le Contadour et Montlaux où il achète une ferme en 1942. C’est pendant cette période assez solitaire qu’il écrira et peindra beaucoup. Il découvre que la vie sur ces hauts plateaux, le contact des gens simples et humbles, est une véritable richesse, bien plus forte que celle des salons feutrés.
1945-1955
Giono et Lucien Jacques se retrouvent et leur amitié sera renforcée par cette période d’incompréhension mutuelle. Lucien Jacques achète à Montjustin et retrouve son ami berger Justin Nègre qui vient de se marier. Ce dernier meurt subitement et Lucien écrit en son hommage « Tombeau d’un berger », recueil de poèmes qui paraîtra en 1952 à l’enseigne de La Sirène à Bruxelles.
Il fait de Montjustin un lieu de culture et d’amitié car nombreux sont ses amis qu’il reçoit ou auxquels il prête sa maison lors de ses voyages. Il donne une grange à ses amis poètes Lucienne Desnoues et Jean Mogin. Sur les conseils de Giono, le peintre Serge Fiorio, son neveu, s’installe également à Montjustin avec sa famille.
Lucien Jacques voyage, expose à Paris, Londres, Oxford, Bruxelles, Nice.
En 1953, il lance une nouvelle série quasi mensuelle des « Cahiers de l’Artisan » qui comptera 55 numéros. Il conçoit et édite également des livres de luxe à tirage limité (100 à 300 ex), de ses amis (Giono, Vildrac, S A Peyre, Poussot, Campozet, Vilmore, Samson, Girieud, Le Maguet) ou de lui-même (Suite Française, Seconde Suite Française, Populaires, Cendrillon).
1955-1961
Antoine Cadière, le propriétaire des thermes, mettant le « Vieux Moulin » à sa disposition, Lucien Jacques garde sa maison à Montjustin mais part s’installer à Gréoux les Bains après un différent avec les Fiorio. Il retrouve avec émotion dans l’atelier du cordonnier Yvon Michel les odeurs et visions de son enfance. N’ayant jamais eu de vie de famille, il trouvera chez les Michel chaleur et réconfort en cette fin de vie ou les douleurs d’estomac deviennent fréquentes et aigües.
Il continue néanmoins à travailler. Il publie ses souvenirs du service militaire « La Marche militaire » en 1956. Il expose à Rome, Arles, Nîmes, Aix en Provence, Marseille, Paris, Nice, Menton.
L’évolution de son cancer de l’estomac fera qu’il passera plusieurs mois de souffrances, heureusement assisté et choyé par ses amis de Gréoux (Michel et Roux) et de Nice (Barriera, Bistesi, Giorgi, Neyrat, Rachin) où il s’éteindra le 11 avril 1961 à l’hôpital Pasteur.
Enterré à Montjustin le 13 avril 1961, Lucien Jacques restera pour tous ceux qui l’ont connu un personnage mythique de cette Haute Provence qui l’avait adopté, qu’il aimait tant et qu’il a si bien représentée dans ses lumineuses aquarelles.